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"Pigeons" : genèse d'une mobilisation efficace

En cinq jours, une poignée de "capital-risqueurs" et d'entrepreneurs Web ont réussi à faire reculer le gouvernement.

Par Samuel Laurent

Publié le 04 octobre 2012 à 17h58, modifié le 05 octobre 2012 à 16h17

Temps de Lecture 9 min.

Happy end pour les "pigeons". Les revendications du mouvement des entrepreneurs contre le projet de loi de finances et l'intégration au barème de l'impôt sur le revenu des plus-values de cessions mobilières, en clair de la revente de parts de société, ont été entendues. Le gouvernement annonce qu'il va revenir sur ces dispositifs et rencontrer des représentants du mouvement issus du milieu des start-up et des entreprises high tech.

En quelques jours, la mobilisation née vendredi 28 septembre au soir et abondamment relayée sur le Web et les réseaux sociaux, a payé. Les "pigeons" ont su attirer l'attention sur leur cas, que Bercy avait quelque peu oublié : celui des jeunes entreprises et des start-up, dont l'économie repose sur des "business angels" qui investissent dans des sociétés prometteuses avec l'espoir d'en retirer une plus-value quelques années plus tard.

Les "pigeons" ont surtout su fédérer une somme de mécontentements et de frustrations de la part d'entrepreneurs sincères, qui s'estiment peu entendus et mal représentés par les syndicats patronaux traditionnels, Medef ou CGPME. Pourtant, derrière l'apparente spontanéité de ce mouvement, on trouve quelques personnalités bien connues du milieu high-tech français, dont l'influence a sans doute été déterminante.

UNE DISCUSSION SUR FACEBOOK

Tout remonte à une discussion sur Facebook, vendredi soir. Il est un peu plus de 22 heures lorsque Carlos Diaz, PDG de la société Kwarter et fondateur d'autres start-up, comme BlueWiki, qui réside à San Francisco, aux Etats-Unis, s'indigne sur Facebook : "RIP l'entrepreneuriat en France (merci c'était sympa, bon courage à ceux qui continuent d'y croire)". Il réagit notamment à une tribune, publiée le matin même sur LaTribune.fr par Jean-David Chamboredon, patron du fonds des entrepreneurs Internet ISAI, ancien de Cap Gemini, et l'un des plus importants "business angels" français.

C'est lui qui a le premier, dans son texte, évoqué ce chiffre de 60,5 % de taxation pour la revente de parts d'entreprises. Un chiffre qui, sans être faux, est approximatif : la taxation est en fait similaire à celle de l'impôt sur le revenu, et donc fonction du montant de la transaction. 60,5 % représente un maximum, certes vite atteint en cas de revente de société. Surtout, il existe de nombreux cas particuliers aboutissant à une exonération ou une forte réduction, en cas de réinvestissement, de départ en retraite, etc. Enfin, les fonds et autres sociétés de financement, soumis à l'impôt sur les sociétés et non sur le revenu, ne sont pas concernés. Par ailleurs, la discussion parlementaire sur le projet de loi de finances, qui est toujours l'occasion de modifications du texte, n'a pas débuté.

Lire : "Pigeons : des craintes, beaucoup d'approximations"

Mal connus et pas expliqués à ce stade, ces détails sont absents de la discussion qui s'engage entre nos entrepreneurs. Sur le fil de discussion qui suit la notification de Carlos Diaz, on trouve nombre d'autres noms connus dans le milieu français des start-up : "J'ai du mal à y croire... ça me paraît tellement grotesque", s'indigne Fabien Cohen, PDG de la jeune société de réseaux sociaux de proximité Whoozer. "C'est à vous dégoûter de bosser six jours sur sept", renchérit Nathanaël Ramos, lobbyiste et coach d'entreprises. "Carlos, je crois qu'on va agrandir nos maisons, il faut s'attendre à recevoir du monde !", ironise Pierre Jolivet, patron d'une agence de tourisme et autre résident à l'étranger.

"CRÉER UN MOUVEMENT GENRE LES INDIGNÉS"

"Un vrai projet de loi bien débile comme on en fait en France", s'insurge également Ouriel Ohayon, ex-animateur de la version francophone du célèbre blog high-tech TechCrunch, et fondateur d'AppsFire, une application iPhone, qui vit pour sa part en Israël. Charles Liebert, fondateur de LGS consulting, un cabinet spécialisé dans le mobile et le marketing "social", est fataliste : "Ça va partir en sucette, c'est une certitude..."

Fabien Cohen a envie d'agir. "C'est ridicule... [...] Si c'est vraiment le cas, il faut créer un putain de mouvement protestataire, genre les Indignés." Il a une idée : "Faut trouver un nom super cool pour notre mouvement, qu'est-ce que vous pensez des 'pigeons' ? "'Les pigeons' parfait, on trouvera pas mieux", approuve Carlos Diaz. "Qui crée la page Facebook ?" Ce sera lui, quelques minutes plus tard. Il est 22 h 39, et "Les Pigeons, mouvement de défense des entrepreneurs français", est né.

La conversation se poursuit le lendemain, alors que la page a déjà été "aimée" par plus d'un millier de personnes. Nathanaël Ramos propose d'ajouter au texte d'explication du mouvement le cas des auto-entrepreneurs. "Finie l'exonération de charges en l'absence de chiffre d'affaires, assure-t-il. Les 1,1 million d'auto-entrepreneurs n'auront d'autre choix que soit de repointer au Pôle emploi, soit de bosser au 'black'." Une affirmation erronée : l'exonération est maintenue s'il n'y a pas ou peu de chiffre d'affaires. Les "Pigeons" reprendront pourtant la protestation dans leur manifeste. 

Lire : "Auto-entrepreneurs, des craintes en partie infondées"

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Yael Rozencwajg, jeune PDG de l'agence de communication Yopps, spécialisée dans le marketing digital, approuve : "Could not agree more, ou comment rester zen et tenir jusqu'à ce que tout implose..." C'est à son nom que sera enregistré, dès le lendemain, le nom de domaine du site Web du mouvement, "DéfensePigeons". Sur le site, on trouvera rapidement un lien vers le compte Twitter et un appel à changer sa photo de profil Facebook ou Twitter contre celle d'un volatile urbain.

Comme s'en amuse Hélène Lejeune, patronne de l'école de commerce par alternance Enaco, qui clôt le fil de discussion : "Marrant que cela vienne de SF [San Francisco], mais pas surprenant". "On a envie de pouvoir rentrer un jour", répond Guillaume Decujis, cofondateur de Scoop.it, qui vit lui aussi à San Francisco. "Rentrer ? Pourquoi ? Ici, tous les entrepreneurs rêvent de partir !", s'emporte Mme Lejeune.

PRESSE ET POLITIQUES ENTRENT DANS LA DANSE

Dimanche 30 septembre, les "pigeons" publient un appel à manifester devant l'Assemblée le dimanche suivant à destination de "tous ceux pour qui l'esprit d'entreprendre en France compte et qui s'inquiètent face aux intentions de l'actuel gouvernement".

Lundi 1er octobre, le mouvement a pris. Sur Facebook, il a dépassé ses créateurs, et certains "pigeons" prévoient même des manifestations le week-end suivant. Sur Twitter, le hashtag (mot-clé utilisé pour signaler qu'on parle d'un sujet) #geonpi fait recette, et passe même en tête des plus utilisés en France.

Il faut dire qu'il est relayé par quelques personnalités très influentes, comme Jean-Marc Potdevin, partie prenante de sociétés comme Kelkoo ou Viadeo, Jérémy Benmoussa, PDG d'Up2social et fondateur de Locita.com, Frédéric Montagnon (Overblog.com, Nomao), Pierre Chappaz (Kelkoo.com) ou Marc Simoncini, PDG de Meetic, l'un des plus importants patrons de l'économie numérique française. Les billets de blog abondent également, élargissant la problématique de la seule mesure sur les cessions d'entreprises à une question plus générale sur la place des entrepreneurs et des start-up en France.

Sans surprise, le mouvement commence rapidement à intéresser la presse, notamment économique. D'EconomieMatin.fr à La Tribune ou BFM, certains médias sentent monter le "buzz" et s'intéressent tôt à cette révolte d'entrepreneurs, parfois sans cacher leur bienveillance à l'égard de ce mouvement nouveau.

Si la plupart des "pigeons" sont sincères et sans arrière-pensées, leur mouvement n'échappe pas à certaines récupérations. En premier lieu de la part des libertariens (libéraux ou "ultra libéraux", selon les points de vue), très présents sur Internet, et toujours prompts à dénoncer la fiscalité "confiscatoire" et l'intervention de l'Etat contre les entrepreneurs. Contrepoints, l'un de leurs sites les plus connus, publie article sur article. L'association Contribuables associés, ennemie de tout impôt, rejoint aussi le mouvement.

Ils ne sont pas seuls. L'UMP pouvait difficilement rater cette occasion de harceler les socialistes au pouvoir. Leurs relais sur Twitter, comme @MadameMichu, sont déjà sur les rangs. Et rapidement, Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne ministre de l'économie numérique – et sœur de Pierre Kosciusko-Morizet, qui a cofondé PriceMinister.com –, fait part de son soutien. Il faudra cependant attendre mercredi pour que le parti annonce officiellement son soutien au mouvement.

Lire : "L'UMP veut accompagner la 'jacquerie' des 'pigeons'"

TENTATIVES DE RIPOSTES À GAUCHE

A gauche, on observe ce mouvement avec un mélange d'agacement et d'ironie. Dès mardi, face au hashtag #geonpi des entrepreneurs, un #geonpistyle parodique est relayé, tentant de moquer, en les exagérant, les griefs des "pigeons". Parallèlement, nombre de blogs marqués à gauche dénoncent les exagérations du mouvement, ou leur "indécence" face à la situation difficile de la France.

D'autres crient à la manipulation, soulignant quelques liens de proximité : le frère de Carlos Diaz, Manuel, est le PDG de l'agence de communication Emakina, qui a piloté la campagne Internet de Nicolas Sarkozy. L'agence de communication de Yaël Rozencwajg, Yopps, est également soupçonnée d'œuvrer dans l'ombre, ce qu'elle dément et que rien ne prouve, sinon le fait que la jeune femme ait créé le site "défensepigeons".

Des entrepreneurs opposés au mouvement commencent aussi à émerger. Romain Blachier, élu socialiste, salarié et entrepreneur, critique les exagérations des "pigeons", notamment sur les auto-entrepreneurs. Henri Verdier, président du pôle de compétitivité CapDigital, qui aide et finance des start-up, publie un billet expliquant pourquoi, même s'il juge le projet de loi de finances mauvais pour son secteur, il refuse de se joindre au mouvement.

Mercredi 3 octobre, un groupe d'entrepreneurs plutôt classés à gauche publie dans Libération une tribune pour s'opposer à la démarche des "pigeons". Ils jugent la taxation des plus-values de cession "juste", et critiquent des entrepreneurs plus préoccupés de la revente de leur entreprise que de son activité. Sur les réseaux sociaux, dans les commentaires des notes de blog, le ton monte entre "pigeons" et sympathisants PS, sur fond de querelle de chiffres quant au contenu exact du projet de loi de finances et son impact, mais aussi d'accusations plus générales quant au rapport des socialistes avec le monde de l'entreprise.

LA VICTOIRE ÉCLAIR DES "PIGEONS"

Au soir du 3 octobre, plusieurs échos de presse laissent entendre que le gouvernement s'apprête à amender le projet de loi de finances dans le sens souhaité par le mouvement. Jeudi 4 octobre, les "pigeons" peuvent se réjouir : la médiatisation de leur mobilisation a drainé des soutiens. Plus de 40 000 personnes ont "liké" leur page sur Facebook, et la mobilisation ne faiblit pas sur Twitter. Le quotidien Les Echos titre en "une" : "L'Elysée recule face à la fronde des start-up." Fleur Pellerin, ministre déléguée aux PME et à l'économie numérique, annonce au Monde qu'elle compte "ajuster pour faire en sorte qu'il n'y ait pas quelque chose de très pénalisant pour la création d'entreprise et l'innovation".

Le combat semble gagné pour les "pigeons", qui s'en réjouissent, même si certains, notamment dans la mouvance libérale, estiment que rien n'est encore joué. A gauche, certains blogueurs grincent des dents et jugent que le gouvernement a "cédé" face au lobbying des entrepreneurs Web, dont ils continuent de contester le caractère représentatif. Dans l'intervalle, la question des auto-entrepreneurs a tout simplement disparu des discussions.

Grands absents de cette polémique, les syndicats patronaux finissent par apporter – un peu tard – leur soutien à ces entrepreneurs qui les ont débordés et se sont passés de leur aide pour leur mobilisation. La présidente du Medef, Laurence Parisot, évoque dans une interview à L'Expansion le "racisme" anti-entreprises, mais ne parle pas des "pigeons".

Si le doute continue de planer, sur Twitter et sur les blogs, quant à la spontanéité ou non de l'action des "pigeons", tout le monde s'accorde sur le fait que leur action a été efficace : une poignée de Net-entrepreneurs, dont une part vit et travaille déjà à l'étranger, a effectivement réussi à fédérer en toute bonne foi des milliers d'autres, et à faire d'une problématique fiscale qui concernait avant tout les "capital-risqueurs" français une bataille pour l'image et la défense des entrepreneurs en général.

Une page Facebook et quelques relais efficaces dans la presse auront suffi à leur faire remporter cette guerre éclair contre un gouvernement qui n'avait visiblement pas plus vu venir l'affaire que les syndicats patronaux.

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